Explications de texte

Il y a quelques semaines, par le biais de ma page DeviantArt, on m’a proposée de participer à ce qui pourrait être une super opportunité pour me faire connaître, via un extraordinaire concours (1), le contact m’ayant indiquée que  « j’avais du potentiel ». Si ce n’est pas une façon d’appâter les gens… les compliments…

Après plusieurs lectures attentives du règlement écrit parfois dans un français approximatif, j’ai décliné l’offre et pour plusieurs raisons que je vais vous exposer ici.

En premier lieu, j’ai déjà beaucoup d’engagements pour des art-trades, des illustrations et bien sur, de très nombreuses BD. De toute façon, ces dernières ne seraient pas rentrées dans le cadre du concours, car je n’avais pas envie de les exploiter de cette sorte. Soyons réaliste, je n’allais pas m’ajouter une couche de travail supplémentaire… Ce que j’ai promis, je le tiens, quitte à mettre du temps !

La seconde raison tient dans les termes mêmes du concours : il en va tant du système de votes qui me laisse perplexe, que du contrat, des lots et dead lines. Certains de ces points me paraissent obscurs et surtout, complètement à côté des réalités du marché de la BD en France au niveau de la diffusion et des chiffes de vente (2). Même si, on peut lire dans le règlement que toutes les influences sont admises, celle en provenance du Japon domine largement. Ce segment éditorial représente les hybrides francos-mangas,  les « manfras » connus aussi sous l’appellation  « global manga ».

Les « manfras » à de rares exceptions, qu’ils soient en couleur ou en noir et blanc, format BD classique ou plus petits, ne sont pas particulièrement vendeurs. Ils représentent encore une niche particulière du secteur de la bande dessinée. Pourtant, on pourrait croire que ça aurait pu marcher : la France est le second consommateur de mangas dans le monde (3), comportant un vivier important de jeunes auteurs influencés par ce mode de narration, ses codes et ses graphismes, et qui sont actifs dans les salons et sur la toile.

Ces  très nombreuses publications professionnelles se vendent difficilement. Ainsi Vis-à-vis de Miya, un excellent shôjô, a du précipitamment se terminer en 3 tomes faute de lecteurs, le Shogun Mag des Humanoïdes associés n’a pas fait long feu non plus et ce, malgré une refonte de la publication, une meilleure segmentation et un catalogue fort de plus de 30 titres… Les exemples sont légions : la Belle et la Bête de Patrick Sobral n’a jamais vu le jour, et je ne parle pas du nombre de premiers volumes sans suite. Très peu de « manfra » tirent leur épingle du jeu : Dreamland (qu’on aime ou pas), Pink Diary, Les Légendaires, La rose écarlate, les déclinaisons de l’univers Dofus… (4, 5 et 6)…

Quant il s’agit d’acheter des fanzines, les lecteurs ne sont pas réticents : on soutient ses amis, on s’amuse avec des parodies… c’est quand même un peu plus difficile pour les histoires originales. Cependant, tout cela est admit. Mais lorsque ces auteurs deviennent professionnels, leur travail rentre tout de suite dans la catégorie des « sous-manga » à défauts de « bandes dessinées », ce qu’elles sont pourtant à la base, malgré des influences évidentes.

Certains dessinateurs ont un talent graphique et ont su faire la synthèse entre les codes de la production japonaise et les contraintes de notre bande dessinées franco-belge. Ils sont trop peu nombreux. La très grande majorité se contentant de faire du bête copié-collé sans réflexions, sans réelle appropriation. Ils croient que dessiner à la manière de, ou d’utiliser des lignes de forces, des trames et des coupes de cheveux sous explosifs, c’est « faire du manga ». Le public ne s’y trompe pas.

Un autre point qui m’a interpellé dans le règlement du concours correspond aux votes du public. Ils sont pris en compte à hauteur de 60% de la note finale qu’il s’agisse d’une œuvre spécialement créée pour l’occasion ou d’une œuvre déjà présente sur le site et donc, qui a déjà eu une certaine visibilité et récolté des votes. La conséquence serait que la popularité l’emporterait sur la qualité et l’originalité ! Il semblerait que les créateurs du concours partent du principe que les gens voteront objectivement, ce qui est loin d’être le cas pour tout le monde. Ça pourra être, bien sur, sur un coup de cœur mais aussi pour soutenir un ami. Qui votera avec une réelle réflexion sur ce qu’il lit, l’intérêt que présente chaque histoire, et le message que l’auteur a essayé de faire passer (même maladroitement) au niveau mise en scène, du scénario, etc. ? La présence des professionnels pourra contre balancer ; s’ils font bien leur boulot, ils seront plus objectifs que la plupart des lecteurs sur les bds qu’ils auront lu et qui seront édités.  Ils ont une certaine connaissance du marché et de la ligne éditoriale. Même si il est facile de comprendre que donner de l’importance au vote du public est une manière de faire de la communication.

Sur le site, imaginez que des lecteurs aiment les bd à la sauce Naruto/One Piece, sans se poser la question de la maturité du dessin, juste parce ça les fait « triper », donc qu’ils votent pour. Pensez vous que ce type de produit trouvera sa place sur le marché professionnel déjà fort saturé de la bd ? Et surtout convaincre dans un marché qui est déclaré comme saturé depuis les années 80 au moins (tous les ans, le lecteur remet le couvert sur ce marché engorgé, mais rien ne change vraiment). Ce, même si les mangas ont apporté un nouveau souffle dans les productions francos, cela reste encore trop neuf. Ou alors il va falloir négocier des mises en place en grandes surfaces (spécialisées ou non), en librairie, le reste dans les Maisons de la Presse ou sur Internet et donc, utiliser un diffuseur (type Harmonia Mundi). La société organisatrice du concours a déjà publié quelques albums, dont des recueils. Pour l’instant, ils ne sont disponibles que sur des salons du type Japan Expo. Avec un diffuseur, les titres sont plus faciles d’accès pour le public. Mais cela n’empêche pas les petits éditeurs et la production indépendante d’avoir quelques difficultés à vendre.

Un secteur de niche comme le « manfra » n’est pas un mal en soi, mais j’espère que l’éditeur qui a mis en place ce concours ayant conscience du catalogue qu’il va se créer saura défendre ses auteurs et sa politique éditoriale face à des critiques qui seront impitoyables et pour certaines de mauvaises fois.

Une autre grande question qui me vient à l’esprit à la lecture du règlement est le prix des albums édités ainsi que le tirage.

Je veux bien croire que le gagnant du concours pourrait s’en balancer (« ouaaaaiiiiiiss ! Je suis édité et il n’y a que ça qui compte »), mais savoir que ses albums seront pilonnés car invendus ou iront s’user durant des années sur des salons, c’est tout de même un peu ennuyeux. Il est toujours flatteur pour un auteur d’avoir son ouvrage édité. Mais le tirage ne correspond pas au montant des ventes. Et trop d’auteurs ne font pas la différence.

L’exemple du premier roman d’un jeune auteur (oui, je n’ai pas trouvé de choses plus précises sur la BD) publié chez Gallimard dont tous les exemplaires ont été retournés par les libraires car invendu, fut pourtant tiré entre 3 000-4 000 ex. (7 et 8 )

Gallimard, très grand éditeur en terme de catalogue, emploie des commerciaux, des attaché(e)s de presse et possède le distributeur Sodis qui lui permet d’être présent sur des centaines de point de vente. Si, avec toutes ces personnes travaillant dans la communication pour les livres qui sortent, Gallimard n’en vend que très peu, voir aucun pour un tirage de 3 à 4 000 exemplaires, on comprend aisément  pourquoi les petits éditeurs n’en impriment que quelques centaines. Imprimer n’est pas le plus difficile : ensuite, il faut vendre. (9)

Avant, pour que le coût de revient des livres soit intéressant avec l’impression offset (10), les maisons d’éditions devaient sortir des milliers de livres. Maintenant, l’impression numérique change la donne. Les progrès de l’imprimerie et les nouvelles machines permettent de limiter les risques et de réimprimer rapidement à des coûts intéressants. Alors, tabler sur 1000 exemplaires dès le départ…

Un autre point qui m’a fait tiquer concerne les différentes dead lines.

L’inscription au concours se clôture le 30 septembre. A cette occasion, l’auteur devra présenter un dossier. Il comprend un script présentant le scénario et plusieurs pages représentatives du projet. Au moment où le concours débute, soit le 15 octobre 2011, un minimum de 10 pages doit être présenté au public. Cela rentre en contradiction avec la date d’inscription : doit-on en déduire que lors de l’inscription des pages doivent être faites ? Il ne faut donc pas s’inscrire au dernier. Pour les personne qui découvrent le concours, imaginons, le 28 septembre 2011 pour le 30, c’est impossible sauf si, il s’agit d’une bd déjà faite ou en cours.

Avez-vous déjà vu un travail de qualité c’est-à-dire avec un minimum d’écriture scénaristique, de mise en scène, de  découpages et diverses recherches en moins de deux mois ? Ou alors, il faut rester collé à sa chaise 24h/24 et je mets à ma main à couper que nombre des challengers ne vivent pas le cul sur une chaise toute la journée : certains travaillent, d’autres sont en vacances,… bref, tous ont une vie à côté. Je trouve que tout cela est trop précipité ! 10 pages ! Automatiquement cela disqualifie les personnes qui arrivent au dernier moment.

Le concours se déroule ensuite par la production de deux planches minimum par semaine, sous peine de disqualification. Mais si une personne en fournit plus, il pourra étaler l’apparition de ses planches sur le site.

Le 15 février 2012, lors de la clôture des votes du public et du jury, l’œuvre finale devra comporter un minimum de 42 pages.

Entre le 15 octobre 2011 et le 15 février 2012, il y a 16 semaines durant lesquelles 2 planches seront réalisée soit 32 au total. On y  rajoute les 10 faites entre l’inscription et le début du concours. C’est très serré n’est-ce-pas ? Autant réaliser les deux planches par semaines me semble possible (tout dépend de la technique, du format et du contenu de la planche) autant la mise en place du récit, le travaille préparatoire en dehors de l’inscription sont trop court. La production des 10 planches entre l’inscription et le début, faite en deux semaines frise un peu l’impossible, non ?  Je parle toujours des œuvres créées pour l’occasion…

Depuis quelques temps, Sur le forum du site organisateur, beaucoup de dessinateurs cherchent des personnes pour les épauler : décors, lettrage, ect… Ils ne prennent conscience de l’énorme travail que le nez dedans. Comment vont-ils ensuite se répartir les droits d’auteurs ? A parts équivalentes ? Pensez vous que celui qui a créé l’histoire, les design des personnages, fait la mise en page partagera la moitié de son prix avec une personne que ne fait que le lettrage par exemple ?

Mais surtout, quel sera le prix de la bd lorsqu’elle sera imprimée ?

Dans le cas du premier prix, pour une bd d’un minimum de 42 pages,, il est précisé que l’auteur pourra choisir la forme sous laquelle sera éditée son album : A4, A5 ou A6 (wo ! sacrément petit, mais pourquoi pas), couleur ou N&B, couverture souple ou cartonnée !

Faisons un bête calcul : le prix moyen d’un album franco belge c’est-à-dire 46 pages couleurs, format A4 est de 15 €. Mettriez-vous ce prix pour le gagnant d’un concours où le vote du public compte pour 60% ? Et quel public ? Celui qui fréquente le site où se trouve le concours… même si, il faut nuancer, ces albums leur sont en premier lieu destinés. Mais il serait dommage de se couper de toute une frange de la population.

Ensuite, qui empoche quoi dans cette affaire ?

Le prix du livre étant la somme de pourcentages où chacun prend sa part du gâteau. J’avais déjà fait un article à ce sujet : ici.

Cet album sera-t-il édité comme un livre « standard » ou via des plateformes telles Lulu.com ?

D’ailleurs, il est stipulé dans le règlement que la signature d’un « contrat standard » sera fait… quelles en seront les clauses ? Cette question posée par un membre de leur forum a obtenu une réponse de type évasive qui veut tout dire et rien dire à la fois. Selon les organisateurs, tous les auteurs n’ont pas les mêmes besoins, les mêmes exigences. Les détails du contrat seront mis en place avec les intéressés à la fin du concours (11).

Au niveau de la rémunération, il faut savoir que les avances sur droit sont à répartir entre les différents auteurs. Une BD ne se réalise pas forcément en quatre mois. Toutes les phases préparatoires ne sont pas rémunérées et la documentation est acquise aux frais des auteurs. Celle-ci, entre la recherche de documentation, l’élaboration du récit, la recherche documentaire, les études de personnages, correspond à  de 12 voir 18 mois de travail par album.

Ces avances sur droit grassement payée aux auteurs sont des sommes brutes auxquelles il faut retirer les charges sociales (Sécu, CSG, CRDS, retraite,…). Les organismes en charge des artistes et des auteurs que sont le Maison des artistes et l’Agessa, l’expliquent très bien.

Les auteurs touchent des « droits d’auteur » qui représentent entre 7 et 12 % du prix de vente hors taxe par album vendu. Cet argent n’est versé aux auteurs qu’a partir du moment où ils ont eux-mêmes remboursé les avances sur droit qui leurs ont été versés au moment de la création de l’album. Un auteur ne peut espérer toucher « un petit pactole » que si le livre est un gros succès de librairie … Les auteurs de BD n’ont  pas de congés payés et encore moins de treizième mois. Contrairement à d’autres professions artistiques (les intermittents), quand un auteur de BD n’a pas de contrat, il ne touche pas d’indemnité de chômage et doit donc vivre sur ses réserves financières ou trouver un travail alimentaire à côté !

Le concours a vu ses conditions changer plusieurs fois alors qu’il était mis en place. J’ai regardé, car dans le cas de lots aussi importants, d’une telle ampleur, celui-ci doit être fait sous le contrôle d’un huissier. Le règlement n’est même pas déposé. Imaginez que tout cela soit annulé au dernier moment !

A vu de nez, cela passe plus pour un gros coup de pub pour développer les activités de cette jeune société un peu touche à tout… après si cela marche pour elle, tant mieux ! C’est ce que je lui souhaite et si un catalogue intéressant est construit selon une politique éditoriale forte et assumée qui sera mise en avant et que les dirigeants défendent leurs jeunes auteurs, pourquoi pas !

Pour ma part, l’intérêt de ce type de concours  réside  surtout pour ceux qui veulent savoir qu’ils sont capables de tenir un rythme ou non : Construire une histoire efficace rapidement, et se faire un planning mélangeant leur vie privé et « pro » judicieusement. Bon courage à eux.

Notes :
(1) Je parle de celui-ci : http://www.amilova.com/concours-dessinateurs-bd/
(2) http://lexpansion.lexpress.fr/economie/ce-que-cache-le-boom-de-la-bd_247840.html
(3) http://mariannedamit.blogspot.com/2009/10/le-manga-la-cote.html
(4) Un article très intéressant et qui fait le point sur le marché des manga et la place des « manfras » : http://bounthavy.com/wordpress/manga/manga-francais/
(5) http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2010/04/07/le-second-souffle-du-global-manga/
(6) http://lecomptoirdelabd.blog.lemonde.fr/2009/02/05/le-format-manga-en-france-1-rapide-etat-des-lieux/
(7 et 8 ) http://www.docteur-watson.com/quel-tirage-pour-les-livres.html
http://www.petitpave.fr/ppave/editeur-petit-pave-edition-aujourdhui.php
(9) http://www.docteur-watson.com/quel-tirage-pour-les-livres.html
(10) Le principe de l’impression offset est très bien décrit ici : http://fr.wikipedia.org/wiki/Offset_(imprimerie)
(11) Un autre point dont ne parle pas le règlement de ce concours, est le cas des auteurs mineurs…






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